En taille, elle est la plus petite des trois « A » (Alena, Anna, Alexandra, les trois médaillées de la Finale et des Championnats de Russie et d’Europe), elle ne saute pas bien haut mais ses sauts, les plus difficiles et les plus rapides du monde, défient à la fois le théorème du moment cinétique et l’œil humain.
Il s’en est fallu d’un cheveu, que cette saison la couronne comme la nouvelle fée du monde. Première du libre à la Finale de Turin et aux Championnats d’Europe, il ne lui a manqué que les 4,5 points d’écart entre un double et un triple Axel pour devancer sa copine d’entraînement, Alena Kostornaia. Ou un second quad Lutz non chuté. Alexandra Trusova, la pionnière des quads, a terminé troisième dans les deux cas.
Mais qu’est-ce qui différencie Anna de ses deux collègues ? Alexandra (Sasha) est reconnue comme la tsarine des quads. C’est entendu : elle en maîtrise quatre différents. Alena, comme la reine de l’artistique, la plus fluide des trois. Et Anna ? « La fille du milieu », comme le disent certains, le bon compromis ? Elle combine une technique impressionnante, en réussissant les deux quads les plus difficiles du patinage actuel, le Lutz et le flip. Et une projection artistique, une netteté des formes et des pas, une délicatesse des carres particulièrement émouvantes.
« Elle est la plus intelligente des trois, proclame tout de go un journaliste russe. Cela se voit même quand elle patine. Elle intègre l’ensemble. C’est ce qui la rend unique ». Sergei Dudakov, qui entraîne Anna avec Eteri Tutberidze, surenchérit : « Elles ne sont pas du tout pareilles ! Anna est la plus musicale. Elle a beaucoup d’émotion en elle. Et elle est très intelligente ».
Intelligence et sens musical vont de pair : ils génèrent l’émotion, dont on connaît l’impact en patinage. Et si la différence d’Anna était là : l’émotion ?
Il suffit de les écouter parler : Sasha parle de ce qu’elle fait ; Alena parle de ce qu’elle est. Tandis qu’Anna parle de ce qu’elle ressent.
Ainsi lorsqu’elle évoque son programme court, sur la musique du film « Le Parfum », tiré du roman de Patrick Süskind : l’histoire incroyable d’un garçon pauvre du 18ème siècle, doté d’une capacité olfactive hors du comment qui l’amènera à créer des fragrances à succès. Il rêvait tellement d’inventer le parfum des femmes, qu’il va en tuer une vingtaine pour en capter l’essence. Pas simple ! « Ce programme m’amène beaucoup d’émotions, dit Anna. J’aime la musique et l’histoire derrière elle. Mes entraîneurs m’ont aidée à entrer dans le programme et à l’interpréter ». Elle joue avec la musique, elle joue avec les silences. L’émotion semble venir naturellement – même si elle la maîtrise du début à la fin.
Ainsi aussi, quand elle décrit son programme libre de cette saison : une introduction calme et intemporelle sur la première Gnossienne d’Eric Satie, puis l’explosion de « L’oiseau de Feu », d’Igor Stravinsky. « La première partie est calme et sereine, explique Anna. Ensuite, la chorégraphie change en même temps que je transforme mon costume. A partir de là il y a
davantage d’émotions, plus de feu. C’est ce que je veux transmettre au public et aux juges. Je suis l’oiseau de feu. J’aime l’être, parce qu’il est léger, brillant, et patiner sur son air me rend heureuse. Et oui, j’aime être heureuse ! »
Dans la vie, Anna a l’air d’une fille gentille, polie, bien élevée, réservée. « Je dévoue tout mon temps libre à étudier, confirme-t-elle. Nous devons y passer beaucoup de temps, parce que nous manquons souvent l’école ». Elle passe son temps chez elle, en famille. Ainsi au premier janvier, la fête russe la plus célébrée : « l’électricité s’est coupée juste avant dans l’immeuble : alors mes parents ont fait ‘bom bom bom’ pour marquer l’heure. On s’est bien amusé ! ». Ou pour l’anniversaire de ses 16 ans, fêté le 28 mars – en confinement avec famille, chien et chats.
En même temps, Anna apprend vite du monde : « D’habitude, les patineurs sont toujours tendus quand je leur demande une séance de photos hors glace, raconte Flavio Valle, l’un des plus grands photographes d’Italie. « Mais pas Anna. Elle contrôle tout. En découvrant le lieu que je lui proposais, elle m’a dit tout de suite : ‘non, on va plutôt le faire là, la lumière est meilleure et le décor plus joli’ ! ».
Sur la glace, elle est ultra-compétitive, même à l’entraînement. A Graz, elle est revenue en pleurant se blottir dans les bras de son entraîneur, après une chute sur son deuxième quad Lutz. Elle l’avait raté aussi le matin à l’entraînement. « J’étais si désolée de cette chute, justifiera-t-elle ensuite. Le programme se déroulait si bien, les premiers sauts étaient bons, mais ensuite je n’ai pas pu tenir le programme et les émotions sont parties à la dérive. Ce n’est pas ce que je souhaitais ». Les émotions, toujours.
A 16 ans tout juste, la voilà deux fois Championne de Russie (fin 2018 et fin 2019), vice-Championne d’Europe, médaillée d’argent à la Finale. Elle aussi, aura sans doute du mal à surmonter son adolescence. « Je suis en plein dedans, disait-elle à Graz. Mais ça vient par étapes. Je ne grandis pas d’un seul coup, donc je n’ai pas de problèmes de coordination ». Pour elle aussi, une année de perdue dans une carrière courte. Mais les émotions demeurent, alliées précieuses et ce qui depuis toujours a fait la marque des plus grandes championnes.